Je n’y crois pas. Et ça se voit : Mes yeux s’agrandissent, je ne sais plus quoi dire, quoi faire, quoi penser. Il finit par le faire pour moi : il me force à tourner la tête avec sa gravité de merde. Je déteste ça. J’aurais voulu profiter plus longtemps de ce moment de flottement, où tout se remettait en place, exactement comme je l’avais rêvé. Mais je le regarde quand même, en face, même si mes yeux doivent être super rouges, puisque j’ai toujours les larmes aux yeux. Je ne sais toujours pas comment réagir, encore moins quand il rit. J’ai l’impression qu’il va me dire que je suis ridicule. Mais il ne le fait pas ; je ne sais pas pourquoi il rit, c’est peut être nerveux, mais ça me fait du bien de le voir presque joyeux. Et en plus, il m’embrasse. Je commence à croire à ce qu’il me raconte. S’il se fout de moi, en tout cas, il le fait super bien, et je suis tombé dans le panneau.

- Alors, c’est vrai … ?



J’ai toujours peur qu’il dise que non. Ça me parait trop beau pour être vrai, trop beau pour que ça m’arrive à moi. J’angoisse, alors j’ai besoin de dédramatiser, de me détendre ; je me mets à sourire, mon sourire habituel.

- Ça veut dire que je pourrais dormir avec toi sans trouver d’excuses pourries ?

Je souris. J’ai juste envie de sourire maintenant, tout le temps. Je n’y aurais jamais cru, qu’il suffisait de le dire et que tout serait comme je voulais. Finalement, il prend la peine de répondre aux trucs complètement idiots que je dis, et ça me fait sourire encore plus. Chose que j’arrête de faire quand il dit qu’il veut me parler d’un truc « un peu embêtant », ce qui en traduisant veut dire « gravissime ». J’ai envie d’aller lui chercher un truc à manger avant, mais je me retiens : je vais me faire mal si j’y vais, et peut être qu’après il ne voudra plus me parler de rien, c’est bien son genre. Alors je fais un effort surhumain pour rester tranquille, et je le regarde :

- Vas-y, tu peux me le dire.



Ça a l’air important, alors j’essaie de ne pas trop sourire. Il ne faut pas qu’il pense que je me fous de lui, si je veux qu’il me dise ce qui le tracasse. En plus, ce serait faux.

Je le regarde. Je ne sais pas pourquoi il est gêné comme ça, il a l’air désespéré. Je le sais depuis un bout de temps, qu’il est « malade », étant donné qu’il va rarement bien, et vu comment il se fout de lui-même. Mais je veux qu’il m’en dise plus. Qu’il m’explique.

- Malade comment, Kenan ?

J’espère qu’il voudra bien me répondre. De toute façon, il n’a plus le choix, il en a trop dit. Je le fixe toujours –en règle générale, dés qu’il est dans la même pièce que moi, j’y peux rien, je passe mon temps à le regarder-, en cachant que je m’inquiète. A mon avis, il ira mieux s’il ne sait pas à quel point j’ai peur, et je suis plutôt doué pour cacher ce que je veux cacher. J’attends qu’il me dise tout.

Je regarde la feuille. J’ai l’impression que le temps passe au ralenti, et pourtant mes gestes sont précipités. Je ne comprends pas. Je ne comprends rien. Je lis, je relis, tellement et si vite que les mots ne veulent plus rien dire. Je retourne la feuille, dans tous les sens, à la recherche d’une inscription qui montrerait que c’est une blague. Je ne le regarde pas, je fixe le papier. Je ne sais pas quoi faire. Finalement, même si encore une fois, j’ai l’impression de prendre des heures, ma réaction n’est pas si lente, puisque je balance le papier et je me lève brusquement, je me jette sur lui et je le fais tomber, ou plutôt je lui tombe dessus. Une autre tâche de sang se répand sur ma chemise, et tâche un peu ses vêtements avant de durcir. Ma voix est cassée, je ne peux même pas crier comme je le voudrais.

- Pourquoi tu me l’as pas dit ?!

Il aurait du me le dire dés qu’il l’a su. Je ne comprends pas. Et j’ose lui crier dessus, me mettre en colère. Encore une fois je me dégoute, mais moins que d’habitude : à cause de lui, je n’ai pas profité comme il fallait du temps que j’avais, moi. J’ai encore envie de chialer, ça fait beaucoup de fois en une journée, mais il faut dire aussi que la journée a été dure. Et je reste avachi sur lui comme ça, parce qu’évidemment, j’ai pensé que je devais le frapper ou me jeter sur lui, mais je n’ai pas réfléchi à comment faire pour me relever après.

J’ai remarqué le pic. Je ne pensais pas que je pourrais le blesser comme ça. Normalement, avec les vêtements, ça s’étale en plaques et pas en pic. Je roule sur le côté et je me relève. Je ne sens plus la douleur, ou du moins je l’ignore. C’est un cercle vicieux : plus je bouge, plus je saigne. Je sens que d’autres plaques ornent ma chemise, tandis que je vais jusqu’à la salle de bain chercher un bandage, et enlever très rapidement ce pic ignoble qui a blessé Kenan. Et très rapidement entraîne que je fais moins attention, donc que je crame plus de peau ; tant pis. Je reviens avec une bande et je soulève un peu Kenan, pour l’enrouler autour de l’endroit qui saigne. Je suis très concentré sur ce que je fais, je fronce les sourcils, je me concentre assez pour oublier ma propre douleur. Je suis minable, j’ose avoir mal, j’ose le faire s’inquiéter, alors que par rapport à ce qu’il doit ressentir, ce n’est sûrement rien.

- Je n’accepte pas tes excuses, mais ne t’excuse plus. Ça m’énerve.

Et en plus, je suis con avec lui. Je m’en veux, mais c’est la vérité. Je reste pas très loin de lui, je n’ai plus envie de passer une seconde loin de lui. Pas grave, il aura qu’à le dire quand il en aura marre.

Je pose ma tête contre lui quand il me prend dans ses bras. J’ai eu un léger sursaut, à cause de la douleur, mais je m’en tape. C’était ce que je voulais depuis le début. Du coup, même quand il essaie de me lâcher, je ne le laisse pas faire, je passe mes bras lentement autour de lui et je reste comme ça. J’ai rarement été aussi bien, et il n’y a plus grand-chose d’autre qui compte.

- Tu reste avec moi, hein ? Pour toujours ?

J'ai envie de me foutre des baffes. Quand je suis comme ça, je ne réfléchis pas. Je suis sur qu’il va culpabiliser, alors que ce n’est pas ce que je veux. Je veux juste qu’il me rassure, je suis pire qu’un gamin. Je le serre un peu plus contre moi, en faisant attention à ne pas le blesser avec un autre pic, donc en bougeant lentement pour saigner un peu moins. Je ferme les yeux un moment, presque une minute de totale absence où je m’avachis complètement sur lui, à moitié inconscient. J’espère qu’il ne s’est pas rendu compte que je perdais plus ou moins conscience par moment, comme je ne tiens plus vraiment. Je me répète que ça ira mieux demain, du moins si j’arrive à passer un long moment sans bouger, ou si j’expérimente une nouvelle technique pour cicatriser plus vite.

Quand je le vois revenir, je ne peux pas m’empêcher de rire. Juste parce que j’ai l’impression qu’il se téléporte et je trouve ça drôle. Ce n’est que quelques instants après que je me rends compte que je m’évanouis par intermittence, et je me retiens de rire encore plus, pour ne pas qu’il s’énerve. Ça me fait marrer d’être con comme ça. Je me relève difficilement, et je lui souris.

- Désolé Kenan, mais tu ne peux pas me soigner avec ça. Et ce n’est pas le manque de sang qui fait ça. Mais tu es mignon.

En réalité, c’est la douleur que je ne supporte plus. Mais je vais éviter de lui dire ça. Si je veux me soigner durablement, il faut que j’aille chercher l’acide, et ça va pas être joli, vaut mieux pas que Kenan voie ça.

- Je me soignerais tout à l’heure, reste avec moi pour l’instant… Tu veux bien ?

Je le regarde dans les yeux en le laissant faire quelques instants, avant de prendre ses mains dans les miennes, pour l’arrêter.

- C’est bon Kenan … Tu m’aides bien plus que tu ne le crois.

Les plaques de sang qui recouvrent les plaies sont aussi dures que de la pierre et font le bruit, et sont pour certaines aussi coupantes, que le verre. Je n’ai pas envie qu’il se blesse là-dessus, alors que même s’il essaie de me soigner, ça ne fait rien ou pas grand-chose.

- Ecoute. Ça ne s’enlève qu’à l’acide, et vu le mal que ça fait, je suppose que tu ne voudras pas assister à ça.

Je lui adresse un sourire rassurant. Tout est de ma faute, il n’a vraiment ni à s’en vouloir ni à s’inquiéter. Je garde mes mains dans les siennes et je les serre un peu. Je meurs de froid sans ma chemise –déjà qu’avec c’était pas terrible-, j’en ai la chair de poule et j’ai des frissons.

Il se fout de moi. Je n’en crois pas mes yeux et reste là un moment à le regarder, hébété. Je ne veux pas qu’il fasse ça. Il est vraiment con. Après un effort, je me lève plutôt vite, profite de l’effet de surprise, lui prend la boite des mains et la referme. C’était bien tenté, si j’avais pu rester debout après ça. Je m’écroule en lâchant la boîte, presque essoufflé par ces mouvements trop brusques. Tant pis, j’aurais essayé.

- Pour m’aider, il faut que tu me rapporte l’acide qui est dans la salle de bain, du fil et une aiguille. Et
tu arrête ton gaspillage idiot immédiatement.

J’ai l’intention de faire comme si j’utilisais tout le temps le fil et l’aiguille. En réalité, je compte expérimenter un nouveau moyen de cicatrisation rapide, mais il vaut mieux qu’il ne s’en doute pas ou il ne me laissera jamais le faire. Il faut bien que j’invente de nouveaux trucs, parce que ma capacité à récupérer après tout ça est de plus en plus médiocre. Enfin, pas quand je le fais pour me battre, au niveau des avants bras où ma peau cicatrise presque instantanément, mais au niveau de tout le reste du corps.

- Merci beaucoup.

Je le regarde. Il est mort de faim, et je le sais. Après mon micro sommeil de dix secondes pendant qu’il était parti, je me sens capable de faire quelque chose pour lui. Je me relève, moins difficilement, puisque je suis plus motivé. Quand j’ai un but, mon corps n’a plus qu’à suivre, qu’il le veuille ou non –le problème se pose plutôt quand je n’ai pas de but-. Je vais jusqu’à la cuisine, lentement mais sûrement, avec mon air décidé des moments où essayer de me raisonner est aussi utile que de parler à un mur. J’ouvre les placards, beaucoup moins rapidement que d’habitude, mais qu’importe puisque je le fais quand même. Je retrouve des œufs, et tout ce qu’il faut pour faire une omelette ; je ne prends que des choses que je me rappelle avoir achetées il n’y a pas longtemps, pour être sur au niveau des dates. Ça fait déjà un moment que je fais ça, je ne pense pas qu’il l’ait remarqué. Quand il y a trop de restes aux dates incertaines, je les mange moi-même et je lui fais autre chose, soit en inventant une excuse, soit en le faisant discrètement. Je me suis déjà rendu malade comme ça mais puisque je dors dans le salon, je ne pense pas qu’il l’ait remarqué non plus. Finalement, pour un idiot, je suis plutôt discret, et j’arrive à me débrouiller comme je peux. Je lui sers son omelette –qui, pour un truc fait à la va vite, est plutôt conséquente- dans la cuisine et je retourne au salon, m’asseoir sagement à côté de ce qu’il m’a ramené. Je lui souris, sincèrement.

- Si ça te gêne pas, j’aimerais mieux que tu ailles manger pendant que je fais ça …. Personne n’aime avoir l’air pathétique devant les gens à qui on tient.

Peut être qu’il comprendra ; il aurait fait la même chose pour que je ne m’inquiète pas.

Il m’énerve. Comme un rien, je le frapperais. Bon, s’il y tient, je peux tenter un compromis.

- Alors vas chercher l’omelette, on la partage et je me soigne après. Et tu pourras rester, mais tu ne regarderas pas.

Mon ton ne laisse pas de place au dialogue. Il doit l’entendre. Je ne sais pas s’il acceptera, je l’espère parce que je ne suis pas sur qu’il supporterait de me voir comme ça, s’il tient à moi. Je pense qu’il ne s’imagine pas vraiment ce que donne de l’acide sur de la peau. En tout cas, je n’ai pas l’intention qu’il voit ça sur moi. Je regarde l’aiguille qu’il m’a ramené ; je pense qu’elle sera trop petite, mais je n’ai pas envie de l’embêter. J’irais plus tard voir si j’en trouve une autre. En le regardant, je réfléchis à la façon dont je vais procéder, en me disant de plus en plus que ça pourrait marcher.

Je ris aussi un peu. Ça fait du bien, même si ça fait un peu mal, j’ai vu pire. C’est con, mais je suis tenté d’accepter sa proposition, pas parce que j’ai trop mal pour le faire, mais parce que l’imaginer en mode garde-malade, ça pourrait être drôle et ça me fait envie. Mais bon, je reste raisonnable et je mange une fourchette tout seul. Et je n’en mange qu’une, parce que je trouve que ça a un goût très bizarre. Je me demande comment il fait pour manger ça, je pense qu’il le fait pour ne pas me vexer. En regardant son assiette, je me met à rire.

- Moi qui croyais que tu étais gentil ! En fait, tu me donne la plus grosse part parce que c’est dégueu, avoue !

Ça vient peut être du fait que je ne supporte pas les œufs, en tout cas je doute de mes capacités culinaires avec ça. Faudra que je me rattrape demain ou Kenan préférera encore mange tout cru comme il le fait quand je ne fais pas à manger. L’espace d’un instant, j’ai oublié que j’avais mal, et c’était génial. Maintenant, je suis vraiment motivé pour me soigner, et profiter d’être avec lui quand je serais en forme. Je me lève lentement pour aller chercher une plus grosse aiguille et exécuter mon projet.

Par chance, je trouve une grosse aiguille à matelas, je percerai mieux la peau. Je n’ai plus vraiment peur, j’ai hâte plutôt, d’aller mieux et de pouvoir bouger comme je veux. Je reviens au salon en cachant un peu l’aiguille que j’ai prise. Je me rassois à côté de lui.

- Compte pas sur moi pour que je mange ce truc immonde ~

C’est possible qu’il trouve ça bon, puisque je ne pense pas qu’il me mentirait. Je prendrais un bout de pain plus tard, si j’ai encore faim. Je le regarde un instant manger son omelette, avec un petit sourire. Il est toujours mignon quand même. J’adore faire des trucs pour lui.