Mon regard se repose sur lui. Il a les yeux rouges. Je ne crois pas me souvenir l’avoir déjà vu avec les yeux rouges. Si je l’ai fait pleurer … Je ne sais même pas ce que je pourrais me faire. Je suis un être immonde. Mais c’est possible qu’il ait juste mal aux yeux, puisque je ne l’ai pas regardé depuis qu’il est entré, je ne peux pas savoir. Il prend ma main, ce qui me fait frissonner ; sa main est froide, glaciale même. J’imagine un peu la température dehors.
- Tu devrais te couvrir, tu es gelé …
Je prends ses mains dans les miennes –qui sont chaudes- et souffle doucement dessus. J’ai mal partout, mais m’occuper de lui me fait oublier. Je n’ai pas l’intention de répondre à sa question : en même temps, qu’est ce que je pourrais dire ? Que je suis devenu fou à la simple idée qu’il m’en veuille ou qu’il ne veuille plus me voir ? Dans le genre pathétique, on peut difficilement faire pire. Et malgré tout, j’ai quand même ma fierté. Je le regarde dans les yeux, sans problèmes : je n’ai pas l’impression de voir du dégoût dans son regard. Même s’il ne s’en aperçoit pas, ça me redonne –ou du moins un peu- le moral.

Mon souffle se coupe un instant. Si n’importe qui avait été aussi près de moi, sans mentir, je lui aurais roulé une pelle. Mais c’est Kenan quoi … Je peux pas. Il pourrait me demander de partir, et je ne supporterais pas. Je préfère ne rien faire, rester comme ça, comme un con, à le regarder dans les yeux alors qu’il est si proche de moi. Finalement, je l’écarte un peu et je me lève, pour aller m’enlever ça. Je sais que ça va me faire un mal de chien, mais il a l’air d’avoir peur de tout ça, alors je dois me l’enlever. Je prends la bouteille d’acide planquée sous le canapé, je ramasse ma chemise et je file vers la salle de bain. Maintenant, défi : le faire sans crier. J’ai finalement réussi, en une demi heure, à tout m’enlever, en grimaçant. A la fin, il ne reste que des lacérations qui ne saignent pas, de la peau abîmée par l’acide, enfin bref, c’est horrible. Je remets ma chemise, je la ferme correctement et je retourne dans le salon m’asseoir sur le canapé.

– Je suis désolé … Voilà, c’est enlevé.


Je le regarde dans les yeux sans rien dire. Il va s’énerver, c’est sur. Mais je ne sais pas quoi lui dire d’autre. Je suis devenu fou.

Génial. Encore de ma faute. Il a l’air d’aller mal, un peu comme d’habitude, comme à chaque fois qu’il est avec moi… Je me sens mal. Je ferme à moitié les yeux et je m’affaisse sur lui ; Il voulait m’aider, comme ça il m’aide.

- Kenan … Je veux que tu aille bien, qu’est ce que je peux faire pour ça ?


Je reste affalé sur lui quelques instants… Là au moins, j’ai moins mal. Mais je ne peux pas rester trop longtemps comme ça, je dois être lourd, alors je me relève et je me laisse retomber sur l’accoudoir de l’autre côté. J’ai du mal à tenir droit. Au moins, comme ça, je peux le regarder en tournant la tête, ce que je fais. J’ai hâte qu’il se relève, et qu’il me sourie –si c’est possible-. Je tâtonne pour trouver une de ses mains et je la prends. Elle est toujours froide.

En l’entendant, même si je ne l’entends pas bien, je souris. Ça faisait un moment que je ne l’avais pas fait.

- Tu veux m’aider … ?

Je sais ce que je veux qu’il fasse pour moi. Je continue de sourire vraiment. J’ai toujours affreusement mal, et je m’en veux de l’inquiéter, puisque lui a vraiment d’autres choses à faire que se soucier de moi.

– Tu pourrais te redresser et me laisser faire ce que j’ai envie pendant … Une minute ? Sans me demander de partir après ?

C’est ma plus grande peur, je crois. Être loin de lui, le déranger, qu’il ne veuille plus me voir … En attendant qu’il me réponde, je joue avec les fils qui se barrent au coin de l’accoudoir. Ce canapé –mon lit- est vraiment miteux, mais je l’aime mille fois plus qu’un lit dans un hôtel cinq étoiles chez les alpha. Peut être parce qu’il n’est pas loin de la chambre de Kenan. Pas loin de lui. Génial, me voilà encore plus pathétique qu’avant.

Je le regarde dans les yeux. Je ne crois pas à son histoire de poussière. Je lui fais du mal, je m’en veux … J’hésite presque à continuer. Mais c’est ce qui m’aidera, rien d’autre.

- Alors, je peux faire ce que je veux pendant une minute, sans que rien ne change, et sans que tu te vexes ?

Voilà, c’est ça que je veux. Qu’il n’y ait pas de conséquences, qu’il oublie après et que tout soit comme si rien ne s’était passé. Je serais seulement mieux, beaucoup mieux ; C’est égoïste, comme d’habitude.
J’attends qu’il me confirme que je peux. Ça m’étonnerait qu’il dise non ; je ne demande jamais grand-chose, mais je l’obtiens toujours. Là, ça me tient plus à cœur que d’habitude, je continue de le regarder dans les yeux. Mon cœur bat tellement fort que j’ai l’impression qu’il peut l’entendre –même si j’espère pas-, et ça me gêne. Je ne rougis pas, mais presque, et c’est très inhabituel. J’attends juste impatiemment qu’il accepte, en réfléchissant à ce que je ferais. Ça me fait sourire encore plus, même si j’essaie de le cacher.

J’ai l’impression qu’il a peur … ça ne m’étonne pas trop. Je ne sais pas ce qu’il peut imaginer, j’ai aussi peur que lui. Mais je ne suis pas un lâche, et puisqu’il a dit oui, je peux.
Alors je prends mon courage à deux mains. Mon cœur s’arrête, la douleur aussi, tandis que ma main glisse sur sa joue et que j’attire son visage contre le mien, mes lèvres contre les siennes. J’ai l’impression de ne plus respirer, mon cœur ne bat toujours pas ; je me suis rarement senti aussi bien. Je profite de ma minute comme ça, avant de m’écarter un peu, et de m’affaisser de nouveau sur l’accoudoir, à l’opposé de lui. J’ai honte de moi, de mon égoïsme ; ça a du être horrible pour lui. Je n’ai pas envie de croiser son regard, j’ai peur de ce que j’y trouverais. De l’incompréhension, du dégoût … Tant pis. J’ai l’impression d’avoir moins mal maintenant. C’est idiot.
J’ai envie de briser ce lourd silence, mais je ne peux pas … Aucun son ne sort de ma bouche. Tant pis, je ferme les yeux et me repasse ma minute encore. Je suis tellement content qu’il ait accepté, et j’espère que ça n’aura pas de conséquence, que je ne le dégouterais pas tellement qu’il ne puisse plus me regarder et qu’il me demande de partir. Il a promis qu’il ne le ferait pas.

Lorsqu’il m’attire contre lui, je laisse échapper un gémissement. J’ai toujours mal, même s’il n’est pas brusque. Je ne comprends rien, il se moque de moi ? Je ne pensais pas qu’il était aussi cruel. Je n’ose pas imaginer pourquoi il fait ça, mais je m’en fous. Je ferme les yeux et j’en profite. A la fin, quand j’ouvre à nouveau les yeux, je m’écarte un peu. Pas beaucoup, déjà parce que j’ai mal, et parce que je n’ai pas envie de m’éloigner plus. Il est tout rouge, je crois que je ne l’ai jamais vu comme ça.

- Kenan … P-pourquoi tu fais ça … ?

Je me retiens de sourire autant que je voudrais. Je ne sais pas ce qu’il pense, et pourtant j’aimerais… Savoir si ce qu’il fait a autant d’importance pour lui que pour moi. De toute façon, il avait promis que ça ne changerait rien, alors ça ne changera rien. Je détourne un peu les yeux, vers le dossier du canapé.

Mon regard trahit ma surprise quand il redresse mon visage. Du moins, je ne laisse entrevoir que de la surprise, essayant de cacher du mieux que je peux l’espoir et l’euphorie que je ressens. Je me force à ne pas bouger, à avoir l’air si naturel que possible, alors que j’ai envie de sauter partout, de l’embrasser encore… Mais je ne peux pas. Pas tant que je ne suis pas sur que ce n’est pas un jeu pour lui. Après tout, on ne sait jamais ; je ne sais pas si je pourrais surmonter d’être déçu maintenant alors que j’espère tant. Finalement, il finit par s’en aller dans la cuisine, ce qui me permet de souffler un peu, de faire comme si j’étais tout à fait normal et que rien n’avait changé, reprendre mon sourire habituel et de laisser échapper une brève grimace de douleur, qu’il ne doit pas voir. Quand il revient, je souris encore. Ma voix tremble un peu, malgré moi. Je suis trop renversé par tout ça pour paraître normal à 100 %.

- Bien mieux … Tellement mieux ~



Je ne crois pas qu’il se rende compte à quel point il m’a aidé. De toute façon, il ne pouvait pas faire mieux. Il ne pouvait pas me faire plus plaisir, même s’il ne l’a fait que pour s’amuser, ce qui me terrifie.

Je fixe la télé tout le temps où il est parti. Ça me donne l’impression de regarder quelque part. Avant qu’il ne revienne, je tousse un peu, avant de lui parler, de la voix la moins pathétique possible :

- Kenan … Qu’est ce qu’il faut faire quand on aime quelqu’un ?



Ça y est. Je n’aurais pas pu le faire s’il avait été dans cette pièce. Mais là, il y a au moins une chance pour qu’il n’ait pas entendu, je ne suis pas sur. Quand il revient près de moi, il me donne des cachets et un verre d’eau.

- C’est quoi ?



Je les avale avant qu’il ait répondu. De toute façon, je lui fais confiance ; s’il voulait, il n’aurait vraiment pas de mal à m’empoisonner.
J’attends qu’il réponde à ma première question, anxieux. J’ai envie de me cacher dans un trou, ou sur une autre planète, n’importe où tant que c’est loin. J’essaie de me redresser, j’abandonne et me laisse retomber lourdement, ce qui fait un bruit de coussin d’air. Ça faisait longtemps que j’avais pas été une telle loque ; ça rappelle l’enterrement de Thanen. J’étais dans un état pire que ça, et je m’étais promis de ne jamais le refaire, promesse que je n’ai pas tenu. Je tourne la tête pour regarder Kenan, fixement, avec un air bien plus sérieux que d’habitude, même si je souris toujours.

Sa réaction me surprend. Je ne sais pas s’il a compris de qui je parlais, ou alors il veut me dissuader de le dire en faisant comme s’il n’était pas concerné … ? Je ne sais plus quoi faire. Je ferais mieux de me taire une bonne fois pour toute avant que ça tourne mal. De toute façon, mieux vaut que j’arrête de l’aimer : Tous les gens auxquels je tiens meurent. La seule façon de lui rendre service est peut être de partir. Au moins il sera tranquille, et peut être plus en sécurité ? Même si ça je n’en suis pas sur. Je rassemble mon courage et je me lève doucement. Une tache de sang se répand sur ma chemise, du côté droit, et se durcit. Et une chemise foutue de plus. Je souris à Kenan :

- Tu as raison.



Je n’ai rien d’autre à lui dire. Je ne trouve rien d’autre. Soit il ne comprend pas, mais ça m’étonnerait parce qu’il est très intelligent –bien plus que moi-, soit c’est sa façon de me rejeter avec gentillesse, ce qui est certainement le cas. J’essaie d’aller vers la cuisine, trouver quelque chose à faire, mais je renonce. Chaque mouvement est une torture, tant que toutes les plaies ne sont pas cicatrisées. La première journée est la plus dure, je sais que demain ça ira mieux, je pourrais décider à tête reposée de ce que je vais faire. En attendant, je me remets près du canapé et me laisse tomber dessus. Ou du moins ce que je croyais être dessus, mais ce devait être une illusion d’optique puisque je m’étale de tout mon long par terre, bien à côté du canapé. Après avoir heurté le sol, j’éclate de rire. Je me suis fait mal, mais je trouve ça drôle à quel point je suis con. L’un des avantages d’être moi : pouvoir se faire rire tout seul.

Je le regarde, du moins je regarde son visage. Il a essayé de m’arrêter ; je trouve ça mignon. Encore une fois, il est trop gentil avec moi. Je me mords la lèvre en le regardant. Je souris toujours ; j’ai juste envie de pleurer. C’est une torture, qu’il me rejette, et qu’il reste si adorable … Il faut que je prenne une décision maintenant, je ne pourrais pas attendre d’aller mieux. La douleur, autant physique que morale, parle pour moi : ça transforme ma voix en quelque chose de bizarre, tremblant :

- Il va falloir que je parte … ça fait trop mal.



J’ai les larmes aux yeux. Ça doit faire quoi … 10 ans que je n’ai pas pleuré ? Je savais bien que je ne pourrais pas tenir toute ma vie comme ça, mais je ne pensais pas lâcher aussi vite. J’ai été con ; j’aurais préféré ne pas savoir encore longtemps plutôt qu’il m’ignore comme il le fait. Je joue avec ma bague droite, et je suis sur le point de me couper encore quand je me rends compte qu’il me regarde toujours. Alors je fais comme si de rien était, mais je pense qu’il l’a vu. Il va se mettre en colère, mais je le fais inconsciemment, c’est un automatisme. Je me mords encore la lèvre, et je ne souris presque plus.

- Désolé de te donner autant de soucis. C’est pas volontaire.



Je fuis son regard comme la peste. J’aimerais tellement pouvoir effacer la dernière heure, et ne rien dire, ne pas me rendre compte que mes sentiments sont à sens unique. J’ai trop honte, je suis trop con. Je ne sais pas ce que je m’imaginais.

Je me retourne contre le dossier du canapé. Il ne faut pas que je le regarde, je vais me mettre à pleurer pour de bon. Je culpabilise tellement de lui faire du mal … Egocentrique, je lui fais du mal pour que lui ne m’en fasse plus.

- Je t’aime Kenan, mais ce n’est pas réciproque … Je ne peux pas rester avec toi comme ça. Et tu ne peux pas changer ça.



Voilà, c’est dit. Je suis passé pour un connard, je me suis tourné en ridicule et s’il était possible de mourir de honte, je l’aurais fait. Mon cœur s’arrête de battre en attendant sa réaction. Il va se foutre de moi, c’est sur. En même temps, c’est normal ; si je voyais un type comme moi dire ça, j’aurais un beau fou rire aussi. Je pense que j’aurais été capable d’en rire maintenant si je n’avais pas eu autant envie de disparaître. Je me retourne à nouveau, pour le regarder du coin de l’œil, le voir un peu mais pas bien. J’ai eu le courage de lui dire avant de partir, et ça, c’est pas mal. Je suis ses conseils.